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Dérive des rêves -2

— Tu t’es enfin décidé à nous retrouver ? Je parie que tu t’es fait virer comme le premier rêvaillon venu. Je vais te dire…
Elle laissa sa phrase en suspense le temps d’engloutir un quartier entier de pomme naturelle, comme pour me montrer qu’elle n’avait pas perdu ses habitude de luxe.
— … je suis vraiment contente de te retrouver, sérieux, tu m’as manqué. Mais je savais que tôt ou tard tu viendrais.
J’attendais la suite, confortablement vautré dans un hamac au cœur de son repaire végétal modélisé avec un tel raffinement que même moi je m’y étais d’abord laissé tromper.
— Tu sais, j’ai eu le temps de prendre du recul, et j’ai compris qu’on avait tous les deux fait complètement fausse route. C’est pour ça que j’ai tiré ma révérence. Tu as compris toi aussi maintenant, j’en suis sûre : vendre nos rêves pour en faire du divertissement monnayable, c’était transformer des joyaux en cailloux de grand chemin. Ou pire : en doses hallu-addictives pour une population sous contrôle. Et je ne parle même pas de ce que ça représentait pour nous : c’est notre substance même que nous suçaient ces putains de vampires de REVEЯ Corp. Tu le sais au fond de toi : nos rêves sont le sang de nos vies et pour l’Entertainment System, continua-t-elle en crachant chaque syllabe, nous avons été du matériel jetable, juste bon finalement à nourrir les IA pour qu’elles nous remplacent.  

J’étais bien placé pour savoir à quel point elle avait raison. Mais je ne comprenais toujours pas à quoi elle utilisait son talent désormais, manifestement à sa grande satisfaction.
— Depuis que j’ai rejoint mondeB, mes rêves ont une tout autre utilité, et les tiens vont certainement nous aider aussi grandement
— comment ça « utilité », je croyais que tu avais renoncé…
— Tu vas comprendre… je vais te montrer…

Ce qu’elle m’avait montré alors, dans les coulisses de mondeB, avait achevé de me convaincre de tout laisser tomber pour suivre son exemple.

En deux ans à peine elle avait constitué tout un réseau d’oniropoètes suréquipés en technos 3DLive. J’avais vu sur VidArchive un documentaire sur les makers d’autrefois qui avec leurs imprimantes poussives réalisaient laborieusement quelques objets inertes. Les o’poètes avaient depuis longtemps abandonné les résines et les céramiques, c’est le tissu biologique qu’ils utilisaient désormais : de la cellule à l’ADN, leur maîtrise leur permettait maintenant de transformer les rêves en vie, à un rythme soutenu. Mieux : leur communauté avait remixé peu à peu mondeB.
Oskey avait conçu et réalisé ce qui nous semblait une aimable utopie quelques années avant : la connexion de ses onironèmes aux machines ne servait plus à en reproduire la fiction pour en faire un spectacle mais bien à créer chaque élément d’un nouveau monde, fabuleusement riche en surprises non-standard, issu de son exceptionnelle imagination.
De marginaux exclus qu’ils étaient à l’origine, les participants de mondeB étaient en passe de devenir des privilégiés dont l’environnement en devenir était chaque jour plus éloigné d’un monde où ils ne souhaitaient plus retourner.
Ma contribution, d’abord hésitante, fut assez vite d’une qualité suffisante pour nourrir les projets orignaux : du microbiote thérapeutique jusqu’aux immenses dômes satellisés, en passant par les centaines d’hectares de forêt primaire, je crois que je pouvais être fier des huit années passées à avoir remodelé la vie sur mondeB. Grâce à Oskey et à la communauté qu’elle avait créée, nos rêves devenaient chair.
À cette époque, nous étions une minorité tellement éloignée du pouvoir central que nous étions considérés comme une quantité négligeable, une utopie parfaitement inoffensive.

Mais à partir du moment où nous avons commencé à essaimer et fédérer les initiatives un peu partout, les choses ont commencé à se gâter et nous commencions à faire l’objet de convoitises. Mais le danger ne vient jamais de là où on l’attend.

(pour lire la suite --> troisième partie)

Image d’illustration : "neuron fractal 1" par amattox mattox, licence CC BY-NC 2.0