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Crash

En ce week-end de Pâques sur la place de la Cathédrale, l’ambiance était paisible, les passants déambulaient l’air heureux sous le soleil et les pigeons s’affairaient autour des tables en terrasse. Je contemplai un temps la flèche de Notre Dame de Rouen qui scintillait dans l’azur.

Les cloches se mirent à sonner. Il était midi. À mes pieds, un rayon de soleil miroita dans un résidu de flaque d’eau. Au même instant, un terrible sifflement se fit entendre, suivi presque aussitôt d’une énorme commotion.

À l’est de la ville, du côté de Sainte-Catherine, commencèrent à monter les fumées d’un incendie ; les flammes transformèrent bientôt la colline en brasier ardent.

J’observai les gens s’agiter progressivement. Au premier choc était venu s’additionner un second : les réseaux avaient cessé de transmettre.

Après avoir contemplé un temps mes congénères tenter de ranimer leurs smartphones et autres appendices tech, j’entrai dans le bar le plus proche et commandai un thé au comptoir.

Le barman me jeta un coup d’œil bizarre mais s’exécuta.

J’étais en train d’achever de verser mon breuvage idéalement infusé lorsque la télévision du bar reprit vie, délivrant l’image du président de la République assis à son bureau de l’Elysée, un énorme Van dans les bras. La même scène s’affichait sur l’Iphone que le barman avait, en désespoir de cause, abandonné sur le comptoir quelques minutes auparavant.

Le message délivré fut bref et précis : le monde avait amorcé une transformation radicale, il n’y avait pas d’alternative, toute résistance serait futile.

En ce moment même, un virus se propageait dans l’atmosphère. Il occasionnait chez l’être humain, au bout de quelques jours d’incubation et sous l’action de la lumière directe du soleil, une pétrification de l’intégralité de l’appareil digestif. La seule action raisonnable consistait à intégrer les Tubes actuellement en formation sur l’ensemble du territoire. Ceux-ci assureraient la survie des individus le temps du Grand Recouvrement, puis leur transfert vers leurs nouveaux habitats une fois la période de transition achevée. Le Gouvernement mettrait en place l’accompagnement nécessaire. Il était conseillé de suivre les directives des Forces de l’Ordre dans le plus grand calme. Une fois au sein des Tubes, les personnes auraient accès au Nouveau Réseau et pourraient prendre des nouvelles de leurs proches comme du reste du monde. Il était recommandé d’éviter toute exposition au soleil tant qu’un Tube ne serait pas disponible à proximité - ce qui prendrait au plus une semaine pour les endroits les plus reculés, et quelques jours pour les grandes villes.

Les écrans redevinrent muets.

Je payai tranquillement ma consommation. Le barman me regarda faire, halluciné.

Le monde qui se trouvait dans la Cathédrale me surprit. Les gens ne voulaient pas tenter le diable, cela pouvait se comprendre.

Je m’installai sur une chaise dans la nef. Je ne pouvais songer à pénétrer dans ma cache : l’escalier était exposé aux regards. Au-dessus de ma tête, la Vierge à l’Enfant me narguait en silence sur l’un des médaillons de clef de voûte.

À un moment, un prêtre fit son entrée.

Je ne savais si c’était l’heure habituelle de la messe ou s’il faisait du zèle, toujours est-il qu’un silence pour le moins impressionnant se fit dans l’enceinte de la Cathédrale. Il se racla alors légèrement la gorge, et commença son homélie.

Il parla longuement de la situation actuelle en la confrontant à ses références bibliques, ce qui n’était pas inintéressant. Je pris quelques notes dans mon carnet.

Je dus ensuite m’assoupir, car un froissement d’étoffe non loin de moi me réveilla. La nuit était tombée, la Cathédrale était presque vide. Des aides rangeaient les chaises dans les allées. On roulait un tapis devant le chœur. Le prêtre avait disparu.

Je me levai d’un bond et me dirigeai vers le côté nord de la nef. Personne ne semblait s’intéresser à moi. Jouant mon va-tout, je montai vers ma cache. Le haut de l’escalier était presque entièrement dissimulé par la rampe ; j’étais à couvert. Les pierres se laissèrent desceller sans difficulté. Je me glissai à l’intérieur et vérifiai rapidement l’état des lieux. Tout était exactement comme je l’avais laissé la dernière fois. Je décidai d’aller récupérer mes affaires et faire quelques provisions : mieux valait se dépêcher, les pillages avaient déjà dû commencer.

À l’extérieur, c’était le chaos. Les gens couraient dans l’obscurité avec des bouteilles aux bras, les bars et les échoppes étaient pris d’assaut, les commerçants étaient les premiers à partir avec leurs marchandises ou au contraire se barricader à l’intérieur de leur magasin, fermant les rideaux et baissant les stores.

Boire ne constituerait pas de souci particulier pour moi : il y avait une source d’eau potable près de la Cathédrale, j’avais une gourde, cela suffirait. En revanche, il allait falloir me trouver de quoi manger.

Je traversai la Seine par le Pont Corneille. Le ciel était clair, baigné par une lune à moitié pleine qu’aucune brume ne venait voiler. La flèche de la Cathédrale pointait vers le ciel comme une aiguille démente. L’eau du fleuve miroitait sous les lumières de la ville et le clair de Lune. La colline Sainte-Catherine rougeoyait encore faiblement. Je me sentais bizarrement bien.

Une fois sur l’autre rive, l’ambiance changea sensiblement. Moins de désordre, plus de détermination dans les regards. Je serrai fermement mon canif au fond de ma poche et continuai à progresser rapidement. Les personnes que je croisais ne me paraissaient pas particulièrement agressives ; simplement, comme moi, sur leurs gardes et pressées. Certaines portaient de gros sacs, d’autres poussaient vivement un caddie rempli à ras bord.

Au moment de pénétrer dans mon appartement, j’eus un mouvement de recul. Le Matériau était à présent nettement visible sur les câbles et avait commencé à coloniser les appareils qui y étaient reliés, recouvrant tout d’une couche translucide et pulsante. Je contournai l’ensemble pour atteindre la cuisine. Frigo, four et congélateur avaient eux aussi été colonisés. J’ouvris précautionneusement le placard au dessus de l’évier et remplis le quart inférieur de mon sac à dos de denrées lyophilisées. Rejoignant ensuite ma chambre en me déplaçant toujours avec beaucoup de prudence, j’ajoutai dans le sac quelques objets de première nécessité (ou plutôt, que je considérais comme tels, ne sachant pas précisément de quelles nécessités mon futur serait fait) ainsi que des vêtements à la fois chauds et isolants. Enfin, je disposai soigneusement à l’intérieur de trois sacs plastiques en couches superposées les Carnets qui constituaient l’ensemble de mes notes.

Le papier demeurait mon support préféré en termes d’écriture. Les supports physiques les plus simples et requérant le moins de technologie possible étaient, au final, les plus pérennes. Un livre papier ne nécessite pas d’alimentation en électricité ou de matériel compatible avec son format. Il peut traverser les siècles et s’il est certes moins résistant que des textes gravés dans du marbre, il peut contenir bien plus d’information. C’est peut-être ça au reste l’invariant : le ratio quantité d’information-durabilité. Plus l’information est dense et plus la technique sous-jacente est difficilement maintenable, rendant la perte irrémédiable une fois la technique de conservation ou de récupération disparue.

Peut-être un jour produira-t-on des romans organiques, qui se répliqueront à la manière de virus - mais alors les modifications et les mutations seront inévitables, sans lesquelles le vivant ne l’est plus vraiment. Peut-être l’être humain et plus généralement les êtres vivants étaient-ils déjà ça : des supports d’une histoire totale, perpétuellement en construction, qu’il s’agirait d’apprendre à lire correctement. Peut-être mes propres notes n’étaient-elles qu’une copie maladroite ou une tentative d’exégèse d’un livre plus complet et pérenne, inscrit dans nos corps, écrit dans une langue encore en grande partie indéchiffrable. Peut-être vouloir les conserver n’avait-il aucun sens. Peut-être la seule façon valable de participer à l’écriture du roman global était-elle de vivre sa vie de la manière la plus consciente possible.

Je sortis de chez moi en refermant la porte à clef, par pur automatisme. Puis je me dirigeai vers le centre commercial le plus proche.

Le bâtiment était à peine éclairé mais grouillait tel une fourmilière, silencieusement, sans débordement, sans l’ombre même d’une altercation. Personne ne cherchait les ennuis ici. On pillait simplement, chacun à sa mesure, autant qu’on pouvait transporter, sans faire d’histoire. Attrapant un caddie au passage, je le remplis de paquets de céréales de petit-déjeuner, de riz et de pâtes ; les rayons avaient déjà été bien dégarnis, mais il y avait encore largement de quoi faire. Je complétai le tout par des boîtes de lait en poudre, plusieurs paquets de gros sel, du nitrite de sodium (je ne tenais pas à risquer le botulisme en salant le petit gibier que je chasserais) et un maximum de boîtes de conserve de légumes, sardines, thon et maquereau. J’ajoutai par dessus ce butin alimentaire une casserole, des allumettes et un réchaud à gaz avec trois bonbonnes de rechange ; je me fis plaisir avec une vingtaine de cahiers, trois rames de papier, des cartouches d’encre adaptées à mon stylo préféré, et de nombreux crayons HB (sans surprise, ce type de matériel se trouvait encore en abondance). Je ne pus bientôt plus en prendre davantage. Je me hâtai alors vers la sortie sans un regard envers qui que ce soit, mes cahiers et rames de papier dissimulant les denrées plus susceptibles d’attirer les convoitises.

Ce ne fut qu’après avoir de nouveau franchi le pont que je me permis de respirer un peu. Il me fallait à présent continuer à faire attention, mais d’une autre manière. Rive gauche, c’était simple : il suffisait d’éviter de croiser la mauvaise personne au mauvais moment. Rive droite, c’était plutôt l’individu lambda qui risquait de vous signaler à la police, dont il fallait se méfier. Heureusement, les gens semblaient s’être déjà majoritairement cloîtrés chez eux. Le bourgeois moyen adhérerait probablement au nouveau monde sans protester. Il collaborerait même certainement volontiers, au cas où.

Je parvins à la Cathédrale sans encombres. La porte d’entrée avait été verrouillée mais j’avais l’habitude de la crocheter. L’ayant soigneusement refermée, je m’engouffrai dans l’édifice. Le bruit des roulettes mal graissées et mal agencées du caddie résonna monstrueusement dans la nef. Une fois au pied de l’escalier, je m’arrêtai net et j’attendis un bon quart d’heure. Ce temps s’étant écoulé sans le moindre bruit alentour, je repris mes activités. Mon chariot déchargé et mes réserves montées, je démontai, lentement et méthodiquement, le caddie avec les outils que j’avais emportés. Après avoir rangé minutieusement l’ensemble des pièces dans ma cache, j’écoutai une nouvelle fois le silence de la nef. N’ayant rien décelé d’anormal, je me hissai à mon tour. Je m’endormis bientôt, mes provisions à mes pieds, les cahiers disposés en matelas sommaire au sein d’une couverture de survie, les rames de papier en guise d’oreillers, mes carnets soigneusement dissimulés sous d’autres affaires, une barre de fer du caddie à la main.

Peut-être que rien de tout cela n’avait de sens, l’Histoire elle-même n’avait jamais eu de sens, l’espèce humaine était apparue et à présent elle allait disparaître, c’était simple et il n’y avait rien à comprendre là-dedans. Sauf que je n’avais aucune intention de disparaître. Encore moins de me résoudre à ce que l’avenir de la planète repose sur les décisions d’une poignée d’individus manipulés par des chats.