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Individualisation des problèmes sociaux : l'exemple des boîtes mails

Où l'on étudie la quantité d'e-mails produite par l'humanité, pour la comparer avec d'autres grandeurs et râler un coup

(Références bibliographiques à la fin de l’article.)

De la Convention citoyenne pour le Climat initiée en 2019 pour lancer la France sur la voie de la transition écologique, il ne reste pas grand-chose, sinon les 149 propositions des 150 citoyens participantes, et une saillie mémorable de notre ministre de la transition écologique Barbara Pompili.

Lors d’une entrevue de la convention avec le gouvernement le 14 décembre 2020, la convention demandait un moratoire sur la 5G ; ce à quoi la ministre rétorqua : « Commencez par vider vos boîtes mails. » Et en effet, depuis, bon nombre de mes proches non-informaticien⋅nes se plient à l’exercice, œuvrant à leur échelle à la réduction de l’empreinte environnementale du numérique.

Ce billet n’a pas vocation à s’indigner de la condescendance d’une réponse gouvernementale à côté de la plaque. Mais plutôt à s’en servir comme d’un exemple d’individualisation des problèmes sociaux.

Préambule : individualisation ?

Grosso modo, individualiser un problème, c’est en faire porter la responsabilité par les individus seuls, quand sa cause est plus large, systémique. Par exemple :

  • Les notifications incessantes de votre intelliphone vous cassent le cerveau ? Vous n’êtes plus qu’un papillon obsédé par la lumière de son écran ? Il vous suffit simplement de gérer finement quelle application a le droit de vous notifier ; de faire une semaine « déconnectée » par mois ; d’aller faire du footing ! Rien à voir avec le best-seller de la Silicon Valley « Hooked » (2014), qui explique comment créer des addictions numériques, ni avec « l’économie de l’attention, » ce système économique si populaire et néfaste.

  • Les nouveaux « continents plastiques » errent en mer, toujours plus polluants et immenses ? Oui mais, savez-vous seulement trier vos déchets correctement ?

  • À vivre dans une mégalopole, vous avez plus l’impression de nager que de marcher en vous promenant dans le smog ? Rien d’étonnant, tant que vous ne renoncez pas à votre 4L au profit d’une Zoé ou d’un vélo, petit⋅e irresponsable.

De manière générale, l’individualisation d’un problème dépolitise un débat : sa cause est vue comme personnelle, un ajustement des mœurs que le public tarde à effectuer - et non comme un système qu’il faudrait réformer politiquement.

Revenons-en aux e-mails : j’aimerais avec vous calculer à la truelle ce que représente le trafic des e-mails, simplement en termes de stockage.

Rappel : les ordres de grandeur

Nous allons utiliser un outil mathématique de flemmard - les calculs en ordre de grandeur. En deux mots, un calcul en ordre de grandeur, c’est le fait de faire des calculs où tout est arrondi à la dizaine (toujours en notre défaveur), pour comparer des grandeurs compliquées plus facilement. Un bref rappel sur les puissances de 10 s’impose, du coup :

  • Les bases :

    • 10, ça peut aussi s’écrire 10¹.
    • 100, ça s’écrit aussi 10², soit 10 × 10.
    • 1, ça s’écrit 10⁰ - croyez-moi sur parole sur ce coup-là.
  • Côté grands nombres :

    Mille = 10³ ; un million = 10⁶ ; un milliard = 10⁹, etc.

  • Côté fractions :

    un dixième = 10⁻¹ ou 1/10 ; un centième = 10⁻² ou 1/10/10, etc.

  • Pour multiplier des puissances de 10, on additionne les exposants :

    Un million égale mille fois mille. La preuve : 10³ × 10³ = 10⁶.

  • Pour diviser des puissances de 10, on soustrait les exposants :

    Un milliard divisé par mille, ça donne un million. Eh oui : 10⁹ / 10³ = 10⁶.

Vous y êtes ? Eh bah c’est parti pour des maths de truands !

Combien « pèsent » nos e-mails ?

Poids individuel d’un e-mail

Un e-mail, c’est du texte et des pièces jointes. Ça a un poids. En informatique, quand on parle du poids d’un truc, on parle de l’espace qu’il occupe en mémoire (sur disque dur ou autre). Et ça se mesure en octets, kilo-octets (1 ko = 10³ o), mega-octets (1 Mo = 10⁶ o), etc. Quand vous écrivez du texte, l’e-mail pèse (en gros) entre 1 et 4 octets par caractère. C’est les pièces jointes qui alourdissent l’e-mail : un PDF comme une photo, ça pèse entre quelques ko et quelques Mo.

Pour comparer : une vidéo, ça pèse au moins quelques Mo, et ça monte vite en fonction de la durée de la vidéo. Un film, par exemple, ça pèse entre 1 et 4 Go (1 Go = 10⁹ o), et je parle seulement de 1080p.

De toute façon, on ne peut généralement pas envoyer d’e-mails plus lourds que 10 Mo, parce que nos hébergeurs de mails (Gmail, Outlook, La Poste…) nous empêchent d’envoyer des pièces jointes plus volumineuses. Il faudrait donc envoyer entre 100 et 400 des plus gros e-mails permis, pour avoisiner le trafic réseau généré par le visionnage d’un seul film.

Par personne et par an

Je stocke tous mes e-mails sur mon ordinateur portable avec Thunderbird. Il est malin, Thunderbird, il compresse les mails pour pas remplir tout mon disque. Mais ça donne un ordre d’idée. Le logiciel occupe 9.3 Go sur mon disque pour 3 boîtes mails :

  • la boîte poubelle Gmail (12 ans de service) : 4.5 Go ;
  • la boîte perso (5 ans de service) : 2.0 Go ;
  • la boîte pro (1 an) : 1.4 Go (les mails généraux :o ).
  • le reste, c’est la tambouille de Thunderbird.

Gmail, quant à lui, me dit sur son site que je consomme 3.74 Go sur ses disques (cf. image). Soit : Thunderbird compresse mes mails, sans doute que Gmail aussi.

Poids de ma boîte sur Gmail : en 12 ans de service, 3.74 Go occupés sur les serveurs de Google

Admettons qu’un utilisateur « méga bourrin » reçoive 10 fois plus de mails que moi sur 10 ans, soit 100 Go, ou 10 Go (10¹⁰ o) par an. (Vous constaterez qu’on pratique l’ordre de grandeur à la truelle toujours en notre défaveur.)

Au total

Posons qu’il y a 10 milliards d’humains (10¹⁰) sur terre. Posons qu’ils reçoivent tous 10 Go d’e-mails par an. On multiplie : 10¹⁰ × 10¹⁰ = 10²⁰. Par année, cette humanité fantasmée reçoit donc 10²⁰ o d’e-mails, soit 100 exa-octets (Eo). (Et si elle les reçoit, ça veut dire qu’elle les envoie aussi. Vous pouvez donc multiplier la valeur par deux si ça vous fait plaisir.)

Woah, ça doit être beaucoup ! Oui, enfin, avec ces grands nombres, on est toujours paumé⋅es. Pour s’y retrouver, rien ne vaut la comparaison !

Le centre de données de la NSA en Utah

La NSA, c’est l’œil de Sauron, le summum de la surveillance numérique étatique états-unienne. Edward Snowden a risqué sa vie pour nous montrer l’ampleur de leurs exactions (cf. le documentaire Citizenfour), et le constat est sans appel : ils veulent tout savoir sur nos vies. Un de leurs slogans, c’est « collect it all » : collectez tout, on fera le tri après.

En tant qu’immense agence gouvernementale numérique, la NSA dispose d’un centre de données massif en Utah (et sans doute d’autres…). Sur sa devanture, la devise « If you have nothing to hide, you have nothing to fear » (« Si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez rien à craindre ») dénote une fondamentale incompréhension de la définition même du concept de « vie privée ». Mais passons.

Le centre de données de la NSA en Utah, avec un panneau de bienvenue où est écrit : « If you have nothing to hide, you have nothing to fear »

En 2012, durant la construction du centre, nous apprenions que ce dernier aurait une capacité de stockage supérieure au yotta-Octet (Yo), soit 10²⁴ octets.

On divise cette capacité par le poids des e-mails par an : 10²⁴ / 10²⁰ = 10⁴ = 10 000 ans.

Rien que dans ce centre de données, la NSA peut donc collecter pendant plus de dix millénaires la totalité des e-mails échangés par l’humanité entière. Autant vous dire que ça leur laisse de la place pour le contenu de nos historiques web, conversations téléphoniques, visio-conférences etc.

Deux poids, deux mesures

On vient de comparer l’espace présumément occupé par tous les e-mails du monde, avec la capacité de stockage d’un seul centre de données, d’une seule agence de renseignements, d’un seul pays.

Ce trafic d’e-mails ne représente pas rien : chaque action a un prix, et celui de l’informatique se chiffre en calories d’énergie consommée, en gaz à effet de serre émis dans l’atmosphère, en volume de minerais extraits du sous-sol, en pollution des eaux pour ce faire… Vous pouvez même chiffrer l’augmentation du taux de mortalité infantile dans les pays miniers, si vous disposez des données. Il devrait être évident pour chacun⋅e que toute consommation s’effectue au détriment de ressources fossiles, et dans des conditions d’exploitations qui n’ont pas toujours le bien-être de l’humanité en ligne de mire.

Mais je reste fâché face au foin qu’on fait pour ces pauvres e-mails, maigres blips transitant épisodiquement sur nos infrastructures numériques, au regard des autres données qui squattent ces même lignes : messages instantanés, articles numériques, images, musiques, vidéos (séries à la demande ou mini-clips de réseaux sociaux), et, oui, surveillance de masse.

Mes ami⋅es écologistes, vous êtes magnifiques. Toujours soucieux de léguer une Terre propre à notre descendance, vous cherchez dans vos quotidiens toute économie réalisable pour alléger la facture de notre sur-consommation. Même infime ; pour la forme : parce que ça fait du bien à l’âme. Et vous venez me voir, inquiets, vos yeux mouillants : « Faut-il qu’on renonce à nos mails, maintenant ? Comment on les trie ? C’est que j’ai plus vraiment le temps, entre le travail, le compost à sortir et la supérette coopérative… En plus j’y comprends rien, à l’informatique ! »

Mesdames, Messieurs les gouvernants, Madame Barbara Pompili : je vous prierais de lâcher la grappe de mes ami⋅es. Votre jet privé pollue plus, en un quart d’heure, qu’un⋅e vegan pourrait rêver manger d’avocats bio brésiliens en un an. Je vous octroierai de nouveau le droit de nous donner des conseils quand vous aurez recyclé en école la dernière entreprise de renseignement de masse du globe.

ADRN, le 23 août 2022

Références

La Convention citoyenne pour le Climat

L’addiction au téléphone

L’individualisation des problèmes sociaux

La NSA et son centre de données en Utah

Vous aimez les ordres de grandeur ?