Important Notice: this service will be discontinued by the end of 2024 because for multiple years now, Plume is no longer under active/continuous development. Sadly each time there was hope, active development came to a stop again. Please consider using our Writefreely instance instead.

La maintenance informatique : une pratique militante

Il y a quelques temps, on s’est rendu compte que, tous les jours ou quasi, on passait vraiment un temps fou à réparer des trucs en informatique.

Alors déjà c’est pénible parce que, ce temps, on aimerait bien en faire autre chose. Mais le piiiire, ce n’est pas d’y passer des heures, c’est d’avoir le sentiment que ce qu’on fait est inintéressant et ingrat au possible. On s’acharne dessus (parce qu’il le faut bien), on finit par y arriver - gros soulagement - et puis on zappe aussitôt. Comme si ce n’était pas une victoire, comme si ce n’était pas important, et que ça nous permettait juste d’avoir le champ libre pour enfin s’attaquer à ce qu’on voulait faire à la base. Sauf que la maintenance, c’est un vrai taff en fait. Il faudrait peut-être arrêter de nier son importance et de minimiser l’énergie que ça demande. Et si on osait un parallèle avec les théories féministes et qu’on revendiquait que cette maintenance informatique, en fait, c’est du care ?

L’enfer de la maintenance informatique

Honnêtement, on en a déjà tous fait les frais : lorsqu’on arrête de mettre à jour, de réorganiser, de réparer, soit ça devient un bordel monstre, soit ça s’arrête purement et simplement de fonctionner. Ça vaut aussi bien pour les ordis que pour les smartphones : perte de données, logiciels ou applis qui pédalent dans la semoule, fichiers corrompus, crashs répétés, etc.

En théorie, tout le monde s’accorde à dire que nos chers ordinateurs ont besoin d’être entretenus1.

En pratique, on sait bien que peu de gens le font (soit par manque de temps, soit par manque de savoir-faire), deux excuses vachement valables en soi mais qui amènent trop souvent à changer de machine (avec souvent la perte irréversible de quelques photos de vacances au passage).

Nous ne sommes pas habitué·es à devoir faire cette maintenance, et la plupart du temps, les personnes qui ne sont pas très portées sur l’informatique se font pourrir la vie par des popups qui s’ouvrent de partout et des logiciels qui se lancent tout seuls au démarrage. Il est tentant d’ignorer les messages d’erreur et de reléguer au second plan les alertes concernant la mise à jour de l’antivirus ou la saturation de l’espace de stockage. On a tendance à minimiser les problèmes lorsqu’ils se manifestent (“rhoooo ce n’est probablement pas si critique que ça”) plutôt que d’essayer de les régler au fur et à mesure. Alors ça s’accumule, et forcément à un moment… y’a de la casse.

C’est une des raisons qui fait qu’un ordi tient cinq ans et quelques, avant de ramer sévèrement et de planter si souvent qu’on songe à en racheter un nouveau.

Schéma d’autant plus classique que les entreprises qui commercialisent les systèmes d’exploitation grand public (comme Windows et Mac) pratiquent ce qu’on appelle de l’obsolescence logicielle. L’idée contre-productive derrière ce concept imaginé par des cerveaux malades capitalistes, c’est de rendre les mises à jour logicielles de plus en plus dysfonctionnelles sur du vieux matériel (ordis ou smartphone) : au fur et à mesure que les versions se succèdent, on écope de problèmes de compatibilité, erreurs de sauvegarde et autres joyeusetés. Windows, par exemple, rend bon nombre de ses mises à jour inutilement consommatrices de ressources2, ce qui occasionne des galères de calcul pour les vieilles machines et donc participe à les rendre moins performantes. Désamorcer ce genre de pièges implique évidemment d’être renseigné sur leur existence, mais ça ne suffit pas. Il faut aussi disposer d’un sacré savoir-faire en informatique, d’une motivation à toute épreuve et s’armer de patience (car on parle bien de passer des heures les yeux rivés sur un écran à lutter contre des ingénieur·es dont le taff à plein temps consiste à saboter nos appareils de l’intérieur). C’est un combat inégal, épuisant et peu gratifiant puisque qu’au bout du compte, si on se bat bien, on se retrouve juste avec un ordi… qui fonctionne pareil qu’avant.

Bon, d’un autre côté c’est toujours ça de gagné. Et toutes ces petites victoires mises bout à bout (couplées aux sessions de cyberménage dont on parlait plus haut) repoussent tout de même efficacement l’échéance de renouvellement du matos informatique. Le porte-monnaie s’y retrouve (avantage non négligeable), et ça permet surtout de limiter les désastreuses conséquences socio-environnementales du numérique (extractivisme des terres rares, exploitation des travailleurs et travailleuses dans les mines…)3.

C’est donc autant dans l’idée de rendre service à leurs proches qu’à la planète que quelques bonnes âmes passent des soirées entières ou une partie de leurs weekend à faire de la maintenance informatique pour leurs potes, leur soeur, leur grand-père, leur asso, etc.

Ce sont souvent les même personnes qui se dévouent, tout simplement parce que les compétences en informatique ne sont pas faciles à acquérir (et donc assez peu répandues au sein de la population). De par leur formation universitaire, certain·es sont plus doué·es que d’autres pour déloger et résoudre des bugs. Mais ce ne sont pas les seul·es à oeuvrer. Il y a aussi les autodidactes archarné·e·s qui passent des heures à traîner sur des forums d’explications geek et procèdent par essais-erreurs. Dans tous les cas, leurs connaissances ne sortent pas de nulle part. Il a fallu du temps pour les constituer. Il en faut encore pour les renouveler. Rien n’est jamais acquis. Trouver des solutions demande de la patience, et le développement d’un savoir-faire qui s’acquiert au prix de nombreuses heures à éplucher de la documentation et à expérimenter. Ce n’est jamais simple, encore moins magique.

Pourtant, on a beau dire, personne ne comprend très bien ce que ces gens bidouillent sur les écrans. Personne ne reste jamais à côté d’elleux à regarder ce qu’iels font. Personne ne se rend compte que c’est compliqué, que ça demande de l’énergie et que c’est siiiii loooong.

Leur travail est invisibilisé.

Une analogie avec le care

Hmmm hmm. Un travail essentiel qui se retrouve invisibilisé ? En tant que féministe et alliés féministes, ça nous rappelle quelque chose : la notion de care (et la charge mentale qui en résulte).

Dans un post de son blog (que nombre d’entre vous ont sûrement déjà vu passer), la dessinatrice Emma Clit a illustré le concept de charge mentale au sein d’un foyer hétéronormé lambda par le biais d’un exemple anodin, et on s’est dit que ça pourrait - toute proportion gardée - être transposé à la charge qui résulte de la maintenance informatique.

Nul doute qu’on pourrait dessiner le même genre de BD documentant la mise à jour d’un service pour le compte d’une asso, mettons… les pads de Picasoft (oui, parce que la maintenance n’est pas qu’une affaire individuelle : c’est aussi le lot de toutes les associations qui proposent des services numériques libres dont il faut activement prendre soin, sous peine de les voir cesser de fonctionner.) :

  • j’ai 20 minutes ce soir, je vais en profiter pour mettre à jour Picapad
  • [5 min plus tard] ah, la migration de la base de données n’a pas fonctionné comme prévu
  • [1h plus tard] ok c’était facile à régler, la base de données est à jour maintenant !
  • [10 min plus tard] oh non, pendant la mise à jour manuelle on a perdu tous les pads de cette dernière semaine, il va falloir les récupérer des backups
  • ah tiens, Machin a modifié la procédure de backup il y a 6 mois, c’est plus comme avant
  • [30 min plus tard] pfiou j’ai enfin compris la nouvelle procédure, mais il manque un truc que je vais rajouter, ça sera mieux pour la prochaine fois
  • [2h plus tard] bon je me suis un peu laissé embarquer mais les sauvegardes sont beaucoup plus robustes désormais
  • [20 min plus tard] voilà, les pads perdus sont restaurés, Picapad est à jour, et ça ne m’a pris que 4h ! aucun ajout, aucune nouvelle fonctionnalité, rien n’a changé, tout est absolument comme avant. la prochaine fois que j’aurai 20 minutes, je m’attaquerai à la mise à jour de Mattermost, notre logiciel de discussion

Juste avant la publication de ce billet, justement, une opération réelle de maintenance qui devait durer maximum trois heures a duré… toute une journée, et mobilisé trois bénévoles. On peut suivre cette histoire par ici.

Évidemment, l’idée ce n’est pas de dire que ce qu’on pourrait appeler la « charge mentale numérique » (majoritairement supportée par des hommes blancs si l’on en croit notre entourage) est aussi épuisante au quotidien que la charge mentale tout court (quasi exclusivement assumée par des femmes, racisées ou non). Ce serait plutôt un sous-ensemble de cette charge mentale si on veut essayer de catégoriser les choses.

En fait, ce qu’on veut essayer de dire par analogie, c’est que si l’activité de maintenance est aussi peu valorisée, c’est peut-être parce que le care en général ne l’est pas assez. On gagnerait toustes à encourager sa revalorisation : à remercier quand on en bénéficie, et sinon, quand on est celui ou celle qui s’est arraché·e les cheveux sur un bug pendant des heures, à faire remarquer qu’on est content·e d’avoir pu aider mais que ce n’était pas « magique ». Changeons de discours et arrêtons de nous dire qu’on perd notre temps quand on aide mamie à installer Linux (oui c’est possible) ou bien, dans une perspective plus réaliste, ok, quand on l’aide à se connecter à Skype ou à récupérer le mot de passe de sa boîte mail.

Le care comme horizon désirable

Mine de rien, en faisant ça, on prend soin de gens, on prend soin des objets techniques et on prend soin de la planète (c’est autant de composants électroniques qui ne finiront pas à la benne et qui donc ne viendront pas alourdir le bilan écologique et social de l’exploitation des terres rares).

Se préocupper de continuer à faire marcher l’existant et le revendiquer, plutôt que d’innover à tout prix, c’est s’employer à ce que les infrastructures existantes durent le plus longtemps possible. C’est aussi faire en sorte que ces infrastructures et les logiciels qu’elles supportent soient conçus pour tout le monde, pas juste pour la plupart des habitants des pays occidentaux. Si on se laissait aller à imaginer des perspectives futures souhaitables qui tendraient vers une informatique écologique et inclusive, ça donnerait des trucs vraiment chouettes. On pourrait par exemple se dire qu’on se concentre sur l’intégration systématique de sous-titres de qualité dans les vidéos, pour que leurs contenus deviennent accessibles aux personnes sourdes et mal-entendantes plutôt que d’encourager l’augmentation exponentielle du débit requis et la course à la résolution (4K ? 8K ?! 16K ?!).

C’est une question d’état d’esprit. Être dans une logique de care, une logique de soin, c’est devenir attentif à la fragilité. Celle des objets, du monde vivant, des gens, des relations4.

C’est peut-être aussi devenir plus conscient·e des ponts qui existent entre informatique, féminisme, écologie, lutte des classes, lutte LGBTQIA+, dénonciation du validisme, du racisme, de la psychophobie et de tous les systèmes d’oppression qu’on n’a pas cités.

De manière très concrète, de plus en plus d’initiatives s’intéressent par exemple à la question de la cybersécurité des militant·es. Des sites comme Wiquaya ou DIY Feminist Cybersecurity proposent une approche intersectionnelle et des tutos sécu qui ciblent spécifiquement les problématiques induites par le fait d’avoir une activité militante en ligne.

Plus généralement, s’attacher à nos machines, vouloir les garder en état de fonctionnement, implique d’être attentif·ve à leurs états de défaillance. Et c’est peut-être, par extension, un moyen d’apprendre à être plus sensibles aux états d’âmes de gens qui nous entourent. (Dans la même logique les militants anti-specistes expliquent que respecter tous les êtres vivants décale le regard et amène à accorder plus de valeur aux existences humaines.) Développer un lien privilégié aux objets, sur le mode du care permettrait de s’entrainer à prendre soin “en général”. Par transfert de compétence, cela pourrait donc bénéficier à nos relations humaines.

Si on essaie de considérer l’informatique comme un terrain de lutte parmi d’autres et qu’on s’emploie à établir le dialogue entre ces différentes luttes, alors la maintenance informatique prend une autre dimension. Quand on y mêle du politique et de l’affect, ces opérations ingrates se teintent d’une autre coloration : elles deviennent une manière de participer à l’entretien et à l’amélioration du monde, à rebours des imaginaires productivistes discriminatoires.

Faire de la maintenance, c’est aussi rêver d’un monde plus sobre. Décroissance, nous voilà. Bon, on ne va pas se mentir, l’informatique et la décroissance sont deux sujets pas mal antinomiques et ça fera peut-être l’objet d’un prochain post quand on aura nous-mêmes les idées plus claires sur le sujet. En attendant, on se dit (et on vous partage la réflexion tant qu’on y est) que la maintenance peut constituer un levier de décroissance si on décide d’en faire une pratique militante : en (re)réfléchissant aux usages, en sélectionnant l’essentiel, en pensant à l’inclusivité, en cherchant des outils sobres, faciles à maintenir5 et du matériel moins obsolescent


Réflexions partagées par Spinelli, Snakd et Chosto

1

Tout comme les smartphones d’ailleurs. Mais faire la maintenance de ces bestioles là, c’est encore plus compliqué parce qu’il y a peu de système d’exploitation libre avec lesquels les faire tourner, et une grande opacité du matériel, et donc pas de réelle possibilité de mettre les mains dedans.

2

Voir par exemple cet article.

3

Voir par exemple ce rapport de synthèse sur les conséquences de l’extractivisme.

4

Un article de J. Denis et D. Pontille développe ces idées.

5

Pour aider un pote pas tellement doué en informatique à se débarrasser de son Windaube et à apprivoiser Linux sans risquer l’enfer du support technique quasi-quotidien, une bonne piste consiste à prôner des logiciels stables, qui évoluent peu, et ne suivent pas la course à toujours plus de fonctionnalités. Less is more. Par exemple, Debian, contrairement à Manjaro, est un système d’exploitation qui nécessite peu de maintenance car les sorties de mises à jour sont moins fréquentes. Les évolutions aussi, mais a-t-on vraiment besoin de nouvelles fonctionnalités sur notre lecteur vidéo, de musique, notre traitement de texte ou notre navigateur Internet ? Ces logiciels sont déjà très complets. Seuls les correctifs de sécurité sont réellement vitaux.