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Prêtre

Le système de projecteur-écran continua de diffuser quelques rares communiqués pendant une petite semaine puis s’arrêta de fonctionner, pris dans une couche de Matériau dont l’épaisseur atteignait désormais le centimètre.

Le jour, mon prêtre continuait à officier comme si de rien n’était, malgré l’absence totale de fidèles. La nuit, des personnes attendaient leur tour en file indienne, sélectionnées selon d’obscurs critères (seuls les enfants en bas âge restaient visibles aux côtés de leurs parents) et encadrées par des agents armés. Les Tubes étaient apparus. Il y en avait une bonne dizaine qui se rejoignaient à présent place de la Cathédrale, s’y alignant en parallèles parfaites avant de se séparer à nouveau.

Les personnes s’allongeaient dans le Tube, le Tube se refermait, propulsait les gens vers on ne savait où, puis se rouvrait pour accueillir les personnes suivantes.

Peu à peu la lueur prenait corps. Cela ressemblait à une énorme vague, un tsunami qui aurait déferlé au ralenti d’est en ouest.

Je tenais le décompte des jours à la manière des détenus, sur une feuille de papier que je gardais précieusement dans une poche. Ma montre à mécanisme automatique était d’excellente qualité, elle fonctionnerait tant que je la porterais sur moi. Elle m’avait coûté assez cher mais je l’avais choisie avec soin. Et j’avais bien fait : l’argent n’avait déjà plus aucun sens en ce monde, contrairement au temps et à sa mesure.

Toutes les semaines, je me risquais à aller me laver à la fontaine Saint-Romain, quelques heures avant l’aube. La fontaine me fournissait aussi mon eau potable. Je pourrais me priver assez drastiquement de nourriture mais l’eau demeurerait un besoin vital. Aussi l’approche de la Vague m’inquiétait-elle beaucoup plus que la diminution de mes vivres - que je tentais par ailleurs tant bien que mal de contrer par la chasse de petit gibier : pigeons, corneilles ou rats que je tuais puis salais dans les règles de l’art.

Malgré mes restrictions alimentaires, je continuais à m’entretenir physiquement. L’emploi du temps régulier et immuable du prêtre m’avait permis de prendre confiance et d’élargir peu à peu la gamme de mes exercices nocturnes : jogging rapide autour de la nef ; séances d’abdominaux entre deux chaises. Soulèvement de bancs en guise de poids. Le prêtre, lui, conservait son rythme diurne, vaquant dans la Cathédrale de l’aube au crépuscule ; il s’arrêtait parfois devant l’écran, contemplait le Matériau qui le recouvrait, et se signait.

Mon activité favorite demeurait cependant l’escalade. Les différentes tours de la cathédrale n’avaient plus aucun secret pour moi : mes mains en connaissaient le moindre recoin. La Tour Saint-Germain était chapeautée d’un toit fort raide d’ardoises glissantes qui rendait l’accès à son sommet très délicat. La Tour de Beurre, presque aussi haute que sa compagne, était d’un abord beaucoup plus facile. À force de l’escalader, j’aurais pu m’y hisser les yeux fermés. La flèche était moins intéressante : haute, certes, mais sa partie raisonnablement escaladable était moins élevée que le sommet des deux autres tours. De ces points d’observation, je voyais avancer, nuit après nuit, le corps de la Vague. Je finis par saisir quelques détails supplémentaires à sa surface - des sortes d’excroissances, comme des bulles.

Mon prêtre restait en plutôt bonne forme, après tout ce temps. Alors que je commençais moi-même à éprouver quelques difficultés à me procurer de la nourriture, je finis par m’intéresser à ses propres moyens de subsistance. Localiser l’endroit où étaient entreposés ses stocks n’exigea pas beaucoup d’efforts. Je résistai cependant encore de longues semaines à l’envie de visiter ses réserves. Un matin vers 4h, finalement, n’ayant réussi à trouver à chasser, pendant la nuit, qu’un pauvre rat décharné, je n’y tins plus : je m’aventurai dans les quartiers du prêtre. Je connaissais sa routine, il n’aurait pas dû y avoir de risque à cette heure-là.

L’acuité sensorielle se trouve hélas exacerbée par la faim - contrairement à l’acuité mentale, dont le manque manifeste me fit stupidement oublier de prendre ce paramètre en compte. Après avoir fouillé quelque temps, m’absorbant complètement dans ma tâche suite à la découverte de sacs de riz en quantité probablement suffisante pour me permettre de survivre toute une année, je me retrouvai soudain face à face avec mon prêtre.

Son visage amaigri marqua la surprise, puis l’incompréhension lorsque je lui plantai mon canif dans la gorge. Je n’avais eu que quelques dixièmes de secondes pour me décider ; c’était de loin l’option la plus raisonnable, au vu de la situation. Il tenta de me repousser, mais ma lame l’avait déjà pénétré profondément : sa souffrance fut courte. J’attrapai aussitôt un grand bol pour éviter que son sang, qui coulait à flots, ne se trouve gâché, puis récupérai en hâte, à la cuillère, tout ce qui s’était déjà répandu sur le sol. Mon dégoût ne fut que de courte durée : mon corps se trouva rapidement revigoré par cet apport nutritif inespéré.

Il fallut alors s’occuper du reste. Il y avait de l’eau en abondance, le local était attenant à une petite cuisine aux volets parfaitement clos doublés de carton. Je déshabillai délicatement le cadavre, rinçai dans l’évier et à l’eau froide ses vêtements souillés de sang en récupérant l’eau dont je remplis deux jarres, puis les mis à sécher : mes propres vêtements, malgré leur qualité, commençaient à laisser à désirer, et l’hiver approchait. Je passai rapidement un chiffon mouillé sur l’ensemble du corps, puis entreprit de le démembrer avant que la raideur post mortem ne s’installe ( je disposais pour cela d’une ou deux heures grand maximum : il ne fallait pas traîner). J’étalai une grande nappe sur le sol, la couvrit de gros sel (il y en avait plusieurs pots sur place, mais je fis un rapide aller-retour afin de récupérer le nitrite de sodium), puis y disposai au fur et à mesure les morceaux découpés et désossés. Les intestins étaient intacts, je décidai de les conserver dans un bocal à part. Je fis de même avec les autres organes. Toute nourriture était précieuse, je ne savais pas quand je pourrais en retrouver de pareille qualité, si j’en retrouvais un jour.

Le gaz était évidemment coupé, tout comme l’électricité. Je poussai le luxe à me faire la cuisine en allumant un feu dans la crypte avec des cierges et quelques bâtons de chaise. J’en profitai pour fumer une partie de la viande en m’accordant une ou deux rasades de vin de messe.

Après des mois de restrictions et de dissimulation, j’étais à nouveau libre, et riche d’un stock de vivres particulièrement conséquent. Je fêtai dignement cette considérable amélioration de mes perspectives de survie.

Ayant achevé le tout par une bonne sieste, l’esprit parfaitement serein, je décidai de déménager dans la crypte - bien plus vaste que mon réduit en haut de l’escalier des Libraires. Celui-ci me servirait désormais à stocker mes affaires les plus précieuses : cahiers, carnets, matériel d’écriture, ainsi que quelques denrées non périssables que je récupérai du garde-manger du prêtre, au cas où cette réserve se trouverait dévastée pour une raison ou une autre.